Le blé est la culture la plus commune en France et au sein de l’Union européenne. Cette céréale est devenue la culture par défaut car quand une politique agricole inefficace laisse dériver la compétitivité ou la rentabilité des cultures d’oléagineux, de protéagineux et même maintenant du maïs et de la betterave sucrière, les agriculteurs augmentent leur surface en blé pour occuper l’espace. Les prix des contrats de cultures des légumes d’industrie suivent les cours du blé (ou du maïs dans le sud de l’Aquitaine). Les agriculteurs développent ces productions s’ils bénéficient d’un léger avantage financier par rapport aux céréales. Les prix de toutes les autres productions végétales comme les pommes de terre, les oignons, les légumes pour le marché de frais (asperge, carotte…) ou encore les fruits rouges ont vu leurs cours diminuer car les agriculteurs en grandes cultures ont été incités à se diversifier en développant les productions qui étaient auparavant réservées aux régions de petites exploitations spécialisées.
Les élevages sont également impactés par les cours des céréales et des aliments importés. Un éleveur de porcs ou de volailles bénéficie d’orge, de maïs et de tourteau de soja à des prix inférieurs à leur réel coûts européens de production. Un éleveur de vaches allaitantes nourrit ses animaux à l’herbe à son coût réel de production. Depuis 60 ans nous avons progressivement introduit des distorsions de concurrence entre les productions de viandes blanches et rouges. Cela a impacté la consommation de viande de bœuf et a également incité de nombreux éleveurs à retourner leurs prairies.
Sur le long terme un prix bas du blé plombe toutes les autres productions agricoles. C’est une des raisons de l’échec des Etats généraux de l’alimentation qui n’ont pas pris en compte cette réalité économique. Le second objectif des EGAlim était de « Permette aux agriculteurs de vivre dignement de leur travail par le paiement de prix justes ». Compte tenu de l’équilibre qui existe entre toutes les productions agricoles, il suffisait de procéder au relèvement des prix des céréales pour redresser toute l’agriculture. Encore, fallait-il le faire au niveau européen car ces EGAlim nationaux ont montré leur impuissance dans bien des domaines.
Si l’Union européenne exporte 25 Mt (millions de tonnes) de blé et 8 Mt d’orge par an, elle importe 20 Mt de maïs et 50 Mt d’aliments concentrés pour animaux dont 36 Mt de soja (graines et tourteaux). L’UE ne produit également pas plus de 37 % de ses besoins en huiles végétales, elle importe, entre autres, 8 Mt d’huile de palme. En 2008, l’université Humboldt de Berlin avait calculé que dans les céréales, les protéines et les huiles végétales, il manquait à l’UE 25 Mha de terres arables pour assurer son indépendance alimentaire. Comme pour le textile, l’UE a déjà délocalisé une partie de ses productions agricoles vers les pays les plus compétitifs. Ceux qui comparent nos exportations de blé à celles d’Airbus, se gardent bien de calculer à combien d’avions équivalent nos importations d’autres céréales, d’aliments du bétail et d’huiles végétales ! L’objectif de cette comparaison est de flatter les producteurs de blé pour mieux leur voler leur fromage… En fait, nous exportons de plus en plus ce que nous produisons et nous importons de plus en plus ce que nous consommons. Ce n’est pas bon pour notre sécurité alimentaire et sanitaire.
Le Dillon-round au Gatt de 1962 puis le volet oléagineux des accords de Blair-House en 1993 sont des accords commerciaux qui interdisent à l’UE de développer correctement les productions d’oléoprotéagineux. Les céréales ont comblé cet espace. C’est ainsi que la production européenne de blé est devenue artificiellement excédentaire à partir de 1980. La réforme de la PAC engagée à partir de 1992 a abouti à aligner les prix du marché européen du blé sur le cours mondial. Les agriculteurs européens avaient été assurés qu’une fois les subventions distorsives à l’exportation supprimées, les cours mondiaux remonteraient… Entre 1987 et 2017, le prix des céréales a été divisé par 3 en monnaie constante. L’augmentation de la productivité agricole a été loin de compenser la baisse des prix. Le chiffre d’affaires des exploitations de grandes cultures a chuté de 62 % sur les 30 dernières années. Les agriculteurs se voient capter par les filières la valeur ajoutée qu’ils créent. Le premier objectif des EGAlim était de « Relancer la création de valeur et en assurer l’équitable répartition ». Les grandes cultures ont été écartées de cet objectif au motif que les marchés de leurs productions étaient mondialisés et que les agriculteurs français devaient être compétitifs !
Evidemment, nous ne partageons pas cette affirmation malhonnête. Quel marché ? Ce fameux marché mondial alors qu’à peine 15 % de la production y est échangée et que de très gros producteurs comme l’Inde ou la Chine maintiennent à l’intérieur de leurs frontières des prix deux fois plus élevés. Les « farmers » américains sont assurés de percevoir au minimum 202 $ par tonne de blé et le producteur chinois 345 $/t. S’il y avait un marché du blé qui fonctionnait parfaitement, son prix devrait se caler au niveau du dernier producteur utile pour l’approvisionner. Aux niveaux de production actuels, 98 ou 99 % des producteurs mondiaux de grains devraient vivre de leur travail dans un vrai marché. Or le cours mondial est fixé par le dumping pratiqué par quelques pays excédentaires qui n’ont pas de marché pour leurs récoltes. C’est le moins disant qui impose un prix sur des volumes allant bien au-delà de ses propres excédents. C’est ainsi que toutes les récoltes de grains, d’une UE pourtant globalement très déficitaire, sont payées à leurs producteurs au cours mondial. Si l’on pratiquait ainsi dans le secteur de l’automobile, nous pourrions bénéficier des plus luxueuses voitures européennes au prix d’une voiture basique Coréenne ! Nos agriculteurs européens, face auxquels la société civile a de nombreuses exigences, ne pourront jamais être compétitifs face au blé russe, au maïs ukrainien, au soja argentin et au sucre brésilien. Cette confrontation avec des importations prédatrices fait disparaitre de nombreux agriculteurs en ôtant toute rentabilité à leur activité.